Les enfants de France vont bientôt ouvrir fébrilement les cadeaux commandés au Père Noël. Celui-ci a d’ailleurs envahi physiquement nos villes sous le regard émerveillé des plus jeunes. Ainsi, indépendamment de sa signification religieuse, Noël, se révèle synonyme de générosité et d’amour, incarné par cette figure bienveillante, destinataire et exécuteur des vœux de nos chers bambins. Si personne ne songe aujourd’hui à lui contester cette vocation, il n’en fut pas toujours de même.
En 1952, Claude Lévi-Strauss publiait dans Les Temps Modernes, revue fondée après la guerre par Jean-Paul Sartre, un article intitulé « Le père Noël supplicié ». L’occasion lui en fut donnée par un affrontement violent qui opposa alors les autorités religieuses et les anticléricaux, celles-là arguant que la coutume du Père Noël participait de la « « paganisation » inquiétante de la Fête de la Nativité, détournant l’esprit public du sens proprement chrétien de cette commémoration, au profit d’un mythe sans valeur religieuse. »
Lévi-Strauss vit là une occasion rare « d’observer, dans sa propre société, la croissance subite d’un rite, et même d’un culte; d’en rechercher les causes et d’en étudier l’impact sur les autres formes de la vie religieuse; enfin d’essayer de comprendre à quelles transformations d’ensemble, à la fois mentales et sociales, se rattachent des manifestations visibles sur lesquelles l’Église – forte d’une expérience traditionnelle en ces matières – ne s’est pas trompée, au moins dans la mesure où elle se bornait à leur attribuer une valeur significative. »
La question centrale étant de savoir, non pas tant pourquoi le Père Noël plait ainsi aux enfants, que les raisons de son invention par les hommes.
L’influence et le prestige des Etats-Unis après la seconde guerre mondiale, la célébration importante que cette fête y connaissait, ne pouvaient à eux seuls expliquer sa diffusion en Europe et l’importance qu’elle y connaissait depuis quelques années. Et si son développement était récent, il convenait toutefois de ne pas oublier que « le développement moderne n’invente pas : il se borne à recomposer de pièces et de morceaux une vieille célébration dont l’importance n’est jamais complètement oubliée. » Et Lévi-Strauss d’évoquer des réjouissances analogues aux nôtres dès le XIIIe siècle. Ainsi la renaissance de Noël traduisait le brassage de vieux éléments en même temps que l’introduction de nouveaux.
Pourquoi, dès lors, la figure du Père Noël suscite t’elle tant d’émotions ? Pour Lévi-Strauss, ce dernier a le statut de divinité pour une classe d’âge de notre société, que la croyance au Père Noël suffit d’ailleurs à caractériser, divinité à laquelle pourtant les adultes ne croient pas alors qu’ils encouragent les enfants à y croire par un certain nombre de mystifications. Et d’ajouter que la mise à l’écart d’une classe d’âge, et notamment celle des enfants, par la croyance en quelque illusion soigneusement entretenue par les parents ou par l’ignorance de certains mystères dans laquelle ils sont tenus, participe de ces rites d’initiation et de passage que les ethnologues ont étudié dans pratiquement toutes les sociétés.
Les katchina, des rituels des Indiens du sud ouest des Etats-Unis, présentent en particulier à ce titre des analogies frappantes avec la figure du Père Noël. Ces personnages costumés et masqués incarnent des dieux et des ancêtres qui reviennent régulièrement danser dans leur village et punir ou récompenser les enfants. Ils sont grimés de façon à ce que ces derniers ne reconnaissent par leurs parents ou leur famille. On assiste toutefois à un déplacement mythique, ces personnages inquiétants – dont le Père Fouettard ou Croque Mitaine sont d’autres incarnations - apparaissant pour le coup avec le Père Noël sous un jour bienveillant, qu’il convient d’expliquer.
Le mythe du Père Noël a comme première vocation d’entretenir les jeunes générations dans l’obéissance, la générosité de celui-là étant proportionnelle à la bonne conduite de celles-ci. Mais se pose toutefois la question d’une telle transaction, d’un tel marchandage entre les générations et les raisons de la mise en place d’un tel dispositif, qui n’apparaît finalement que comme secondaire. Claude Lévi-Strauss rappelle que le mythe d’origine explique que les katchina sont les âmes des premiers enfants indigènes dramatiquement noyées lors des migrations ancestrales :« Les katchina sont donc, à la fois, preuve de la mort et témoignage de la vie après la mort. Mais il y a plus : quand les ancêtres des Indiens actuels se furent enfin fixés dans leur village, le mythe rapporte que les katchina venaient chaque année leur rendre visite et qu’en partant elles emportaient les enfants. Les indigènes, désespérés de perdre leur progéniture, obtinrent des katchina qu’elles restassent dans l’au-delà, en échange de la promesse de les représenter chaque année au moyen de masques et de danses. Si les enfants sont exclus du mystère des katchina, ce n’est donc pas, d’abord ni surtout, pour les intimider. Je dirais volontiers que c’est pour la raison inverse : c’est parce qu’ils sont les katchina. Ils sont tenus en dehors de la mystification, parce qu’ils représentent la réalité avec laquelle la mystification constitue une sorte de compromis. Leur place est ailleurs : non pas avec les masques et avec les vivants, mais avec les Dieux et avec les morts; avec les Dieux qui sont morts. Et les morts sont les enfants. »
Et il ajoute : « Nous croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites d’initiation et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes. La « non-initiation » n’est pas purement un état de privation, défini par l’ignorance, l’illusion, ou autres connotations négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est un rapport complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts et l’autre les vivants. »
Ainsi, le Père Noël et le rite initiatique qu’il ne manque pas d’entretenir, mettent en évidence au-delà de la différence entre les enfants et les adultes, celle plus profonde entre les morts et les vivants. Voilà pour l’analyse synchronique.
Une analyse diachronique produit les mêmes résultats. En effet, la figure du Père Noël est l’héritière de celles de l’abbé de Liesse et de Saint-Nicolas qui renvoient elles-mêmes au roi des Saturnales de l’époque romaine : « Or, les Saturnales étaient la fête des larvae c’est-à-dire des morts par violence ou laissés sans sépulture, et derrière le vieillard Saturne dévoreur d’enfants se profilent, comme autant d’images symétriques, le bonhomme Noël, bienfaiteur des enfants. »
Ainsi Lévi-Strauss met en avant une fonction analogue dans la société des Indiens d’Amérique et dans la nôtre. L’absence totale de « viscosité historique » entre leurs institutions et les nôtres implique que nous sommes en présence certes d’un héritage historique mais surtout de formes de pensées et de conduites qui témoignent de la manière générale dont s’organise la vie en société. De même que l’analyse comparative des Saturnales et de la fête moderne de Noël conduit à repérer une analogie de structure. Ainsi, la fête de Noël s’origine dans une démarche dialectique dont les principales étapes sont « le retour des morts, leur conduite menaçante et persécutrice, l’établissement d’un modus vivendi avec les vivants fait d’un échange de services et de présents, enfin le triomphe de la vie quand, à la Noël, les morts comblés de cadeaux quittent les vivants pour les laisser en paix jusqu’au prochain automne. »
Et Lévy-Strauss d’ajouter : « Mais qui peut personnifier les morts, dans une société de vivants, sinon tous ceux qui, d’une façon ou de l’autre, sont incomplètement incorporés au groupe, c’est-à-dire participent de cette altérité qui est la marque même du suprême dualisme : celui des morts et des vivants ? Ne nous étonnons donc pas de voir les étrangers, les esclaves et les enfants devenir les principaux bénéficiaires de la fête. » Ainsi, la prodigalité qui caractérise cette fête n’a pour vocation que d’offrir à la mort, pour être quitte avec elle, des jouets et des cadeaux, c’est-à-dire des symboles : « Les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste d’abord à ne pas mourir. »
« Vous avez bien raison de croire que vous allez mourir… » s’exclamait Lacan lors d’une conférence à Louvain en 1972, affirmant ainsi que la mort était du domaine de la foi. La figure bienveillante du père Noël n’a pas d’autre vocation que de témoigner de l’amélioration de nos relations avec cette dernière.
Ce texte est paru préalablement sur le site academia.eu